Tu dodelines ta bouille de gauche à droite en soupirant, la moue plissée. Tes prunelles claires passionnées par les petites pièces en bois vont de case en case, et tu bouges ta reine pour la stabiliser entre deux pions.
« -
Echec ! Tu brailles hardiment en agitant tes petits pieds dans l’air. T’as les gambettes trop courtes pour toucher le sol.
Eh, dis papa… J'ai tenté de déchiffrer toutes les étoiles quand t’étais pas là. Je sais maintenant reconnaitre : La grande ours - Ursa Major. La plus facile, sans doute, et la première que tu as pointé du doigt ! Le Lynx. Orion.[...] Et pour finir, le petit chien. J'en connais 56 et demi sur 88. Oui, le et demi c'est pour le nom latin de la girafe, Camelopardalis. J'ai dû relire correctement le mot et le copier scrupuleusement dans mon carnet. Bientôt, j'aurai tout retenu et tu seras fier de moi ! Ton paternel écarquille ses pupilles opales. Tes analogues occulaires. En plus d’être un vrai un moulin à paroles tu viens de lui clouer le bec, du haut de tes huit jeunes années. Mais ça, tu le piges pas vraiment. Tu gobes un énième bonbon piqué en cachette dans le placard, pour éviter de mettre maman en colère, puis fixe Papa d’un air interdit.
-
Bah quoi ? … »
T’as fait une bêtise, encore ?
****
« - Votre fille semble avoir un QI supérieure à la moyenne, monsieur Oliphant. Bien-sûr, à cet âge, c’est dur à définir. Il faudra surveiller sa progression de plus près.
Blance, balance, balance. Tes petits pieds vont et viennent. Tes couettes fouettent tes épaules alors que ton regard passe du monsieur en blouse à Papa. Tu piges pas grand-chose à ce que pourrait être un cuit. On t’as trop cramé le cerveau, c’est ça ? Maman t’avait bien dit de pas regarder le téléviseur d’aussi près. A ton regard paniqué, papa te lance son plus beau sourire et te fait signe de te modérer.
- Tu entends ça, ma fille ? Tu es un petit génie, qu’il s’enflamme avec un grand sourire.
C’est encore plus inquiétant. Papa ne sourit pas beaucoup. Maman dit qu’il est austère. Le mot t’as échappé un moment, mais lorsque tu l’associes à l’image de Papa, tu comprends vite qu’austère veut sûrement dire un peu ronchon.
Mais son sourire te réchauffe le palpitant.
Papa est fier de toi. ****
Il est furieux contre toi. Tu frappes tout ce qui bouge et balance le premier objet qui te passe sous la main. Tu refuses d’obéir une fois, une toute petite, et on te colle presque au pilori ? C’est pas une image, grand-mère suzette en a vraiment foutu un dans le jardin. Tes boucles blondes s’éparpillent autour de tes épaules alors que tu te vautres dans ton siège. Seize ans… C’est le temps qu’il t’a fallut pour voir le fil rouge relié de ton poignet à la famille Oliphant. Une réaction épidermique te pousse à t’agiter comme une hystérique, et te voilà qui remue comme une dégénérée, balayant ce foutu fil invisible devant les prunelles éberluées de ton frère.
« -
Cette fois c’est clair, t’as pété un boulon ! »
Pas qu’un seul.
La guerre est déclarée. ****
« Tu gâches ton potentiel. » . « Littérature, vraiment, Blue ? ». « Pourquoi pas pigiste, tant que tu y es ? Une gratte papiers, c’est ça que tu vas devenir ?! ». « Cette conversation est terminée, je ne mettrai pas un centime dans cette perte de temps ! ». « Ta bourse ne suffira pas, jeune fille. Il va falloir que tu te trouves un job. Choisis-en un bon, tu risques d’y rester un sacré moment. ». « Ecoute au moins ce que ton père a à te dire, chérie, il s’agit de ton avenir, à la fin ! ». Ton corps imbibé de sueur s’emmêle dans les draps, tes pieds s’empêtrent, tes mains frappent. Bleuenn. Bam, bam, bam. Bleuenn ! Ca ne cesse jamais, les reproches t’assiègent. Ils te hantent comme milles tourments.
« - BLEUENN ! »
Tu sursautes, avale ta salive et pourlèche tes lippes. La goûte de sueur salée qui s’écrase sur tes papilles t’alerte et tes prunelles opales cherchent un point d’encrage. Tu es dans ta chambre universitaire. Seule ? Non. Une paire d’onyx troublées te jaugent avec angoisse et tu accroches une épaule solide du bout des doigts. Ta respiration saccadée devient une buée épaisse dans le sillon de sa clavicule. Ton esgourde perçoit le battement de son palpitant et tu cales ta respiration sur son rythme. Foutues cauchemars. Fichue famille. Des paroles douces sont prononcées près de ton oreille. Un souffle qui t’apaise…
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Un souffle tremblant qui te murmure avec émotion que tout va bien se passer, maintenant. Tu es revenue. Tu étais partie ? Tes iris alarmées sont plantées sur un point fixe. Tout est trop blanc, trop immaculé. Un homme en blouse blanche te fixe comme si tu étais un miracle ou anomalie génétique. Les « bip.bip.bip.» d’un moniteur son pareils à un coup de marteau piqueur et ton corps entier te fait souffrir le martyr.
- Mademoiselle Oliphant, vous allez-bien ?
On file vraiment un diplôme à ces types-là ? Tu t’entends à peine marmonner une question vaseuse. Ta langue est tellement lourde… Et tu ne comprends qu’une chose au bout d’un long moment : Coma. Tu étais dans le coma. Combien de temps ? Trois mois.
Pourquoi ? Comment ? Où ? Un vague souvenir te percute et t'arrache une énième grimace. Le braquage. La balle perdue.
T'étais juste au mauvais endroit, au mauvais moment... - C’est un miracle, un vrai miracle, souffle l’homme en blouse blanche. Pouvez-vous parler ? Épeler votre nom ?
On t’écarte les paupières et te fourre un faisceau de lumière aveuglant en pleine gueule. Et toi tu grimaces, fixe le badge du docteur et lui lance un regard mauvais. Un jour un type en blouse blanche vous dit que vous avez un QI au-dessus de la moyenne, bassine votre paternel avec votre prétendu potentiel. Et un beau jour, ce même type en blouse vous demande si vous êtes capable d’aligner 2+2 en lassant vos chaussures ?
La vie, cette grosse blague.